samedi 4 octobre 2008

Neuilly-sur-Seine, 23 mars 1881 – Sérigny, 22 août 1958

Dans la brochure 2008 des célébrations nationales, Claude Sicard a rédigé la notice pour le cinquantenaire de la mort de Roger Martin du Gard.


Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature en 1937, affirmait à Roger Ikor, le 22 mai 1957 : « […] à tous les échelons, les petits d’hommes naissent dans une société où il est plus “rentable”, – comme ils disent –, de paraître que d’être, et c’est là, je crois, le grand principe de base qu’il importerait de saper… ». Le vieil écrivain ne découvrait certes pas en fin de vie cette alarmante vérité dont, cinquante ans plus tard, les progrès de la “médiatisation” aidant, nous percevons, en tous domaines, la perversité.
Il n’est pas exagéré de dire que, de son premier grand roman avorté, Une vie de saint (1906-1908) à sa dernière oeuvre inachevée, Le Lieutenant colonel de Maumort (publication posthume, 1983), Roger Martin du Gard n’a cessé de mesurer les risques de l’individu, corrompu par les compromissions et les bassesses, dévoré d’ambitions malsaines, menacé par le devenir collectif, guetté par les fatalités de l’Histoire et l’engrenage des fanatismes. Au sortir de
l’adolescence, l’écriture lui apparaît déjà comme l’unique moyen d’expression de ses refus : il ne fait pas table rase de son héritage mais, peu à peu, toutes les valeurs – psychologiques, idéologiques, littéraires, esthétiques – de son milieu (milieu aisé de gens de robe et de finance) et de son époque sont passées au crible de sa raison et de sa sensibilité. Dans ses oeuvres publiées, Devenir ! (1909), ironique bilan de sa jeunesse, Jean Barois (1913), reconstitution de l’Affaire Dreyfus et surtout hymne courageux aux lumières de l’esprit, Les Thibault (1922-1940), fresque familiale sur fond de drames intimes et de cataclysme européen, et même le drame d’Un taciturne (1931) dont le héros ne peut supporter son homosexualité, se pose toujours, primordiale, la question du bonheur de l’homme, dans la liberté de ses choix lucidement assumés : « J’ai le fétichisme du bonheur humain ; je ne serais pas éloigné d’en faire le but de la civilisation », écrivait-il encore à un ami à la fin de l’année 1957, en s’interrogeant sur l’avenir de ce bonheur tout relatif face au culte omniprésent du “rendement”…
Loin de “la foire sur la place”, l’écriture de Martin du Gard est celle d’un réfractaire, ramant à contre-courant non pour la défense d’une société caduque « indéfendable », comme il l’illustre dans ses féroces croquis de Vieille France (1933), mais bien pour engendrer une prise de conscience, dans « l’affranchissement » (c’était là le premier titre de Jean Barois) à l’égard de toutes les puissances aliénantes. « Il faut tâtonner longtemps avant de savoir qui l’on
est… », note Antoine dans l’Épilogue des Thibault, à l’intention de son neveu Jean-Paul, le fils posthume de Jacques, qui aura vingt-cinq ans en 1940, et dont le romancier pressent qu’il sera à son tour la proie « d’irréductibles passions idéologiques », dans « un déchaînement de sauvagerie concertée » (formules de son Journal, le 7 juillet 1957).




Cet homme qui, par deux fois en moins de trente ans, a vu s’écrouler dans l’anxiété insoutenable ses idéaux de paix, de justice et de liberté, n’a pourtant jamais pris son parti de l’absurde. Attentif à ne pas être dupe, des autres comme de lui-même, Roger Martin du Gard nous incite à résister aux mots d’ordre politiques comme aux miroirs chimériques des illusionnistes, à examiner sans préjugés ce qu’il lui arrive de nommer les « billevesées métaphysiques », dont il sait trop les ravages, sans cependant se départir de sa tolérance compréhensive : aucune thèse chez lui, aucun désir d’endoctrinement, mais le souci que chacun fasse le meilleur usage de son libre arbitre.
« Les étalages des libraires sont remplis de fausses valeurs, qu’on achète, qu’on se passe de main en main, qu’on discute comme si cela en valait la peine… », constatait-il, en un mélange de consternation et d’amusement, en 1952. À coup sûr, l’oeuvre qu’il nous a laissée, oeuvre de fiction [y compris deux savoureuses farces, Le Testament du Père Leleu (1914) et La Gonfle (1928)], Journal (trois volumes) et Correspondances (avec Gide, avec Copeau, avec Dabit, avec Duhamel… et 10 volumes de Correspondance générale) constitue une valeur forte qui, retombée l’écume des jours et des années, prendra l’une des premières places dans l’histoire du XXe siècle. Montherlant rendait hommage à la « dignité » de Martin du Gard « parmi les hommes de lettres français », Camus parlait de sa « bonté » et Malraux de sa « générosité ». Chacun à sa manière avait perçu l’authenticité, la qualité de ce frère humble et fier dans son intégrité qui, moins d’un an avant de mourir, pouvait affirmer : « à distance, avec le recul, (et avec l’approbation des esprits sages, insensibles aux modes), finalement je ne regrette rien… », et qui écrira à André Malraux, en juillet 1958 – ce fut l’une de ses ultimes lettres –, après avoir protesté publiquement contre la saisie du livre d’Henri Alleg sur la torture en Algérie : « Ma signature, elle vaut ce qu’elle vaut, mais elle n’a pas été galvaudée. »

Claude Sicard
professeur honoraire à l’université
de Toulouse – Le Mirail

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