jeudi 24 janvier 2013

« L’esthétique narrative de Roger Martin du Gard » 2/2



Les 3 volumes du Journal de RMG, établis et annotés par le Pr Claude Sicard, et parus en 1992 et 1993 furent déterminants pour l’entreprise de cette thèse. Ils révélaient en effet de nombreux « secrets de fabrication » d’une œuvre imposante, mais généralement considérée comme héritière d’une esthétique romanesque traditionnelle, voire traditionaliste.  On voulut voir en Martin du Gard un héritier du roman balzacien, voire du naturalisme de Zola !
 

            L’objectif premier de cette thèse fut donc d’examiner attentivement l’œuvre globale de RMG (romans, nouvelles et théâtre) à la lueur d’un examen approfondi des notes, lettres et commentaires contenus dans ce Journal, qui s’étend sur plus de cinquante années et révèle la précocité des ambitions littéraires du futur Prix Nobel. Il s’agissait en fait d’aboutir à la démonstration que l’écriture de fiction, telle que RMG l’a mise en pratique, était d’une étonnante modernité, quand bien même, à l’époque de Maumort,  l’auteur restait persuadé du contraire, se sentant dépassé par la nouvelle génération, celle de Sartre, Malraux, Camus…
 

            Dans une première partie,  intitulée « Une esthétique conservatrice », l’objet fut de montrer à quel point le jeune Martin du Gard pouvait encore être soumis à la pesanteur de la tradition, à la fois classique, réaliste et quasi naturaliste (notamment dans un roman non publié « Maryse ») et combien, néanmoins, il s’acharna à renouveler l’écriture romanesque à travers le « procédé » du récit dialogué, tenté dans « Une vie de saint » et concrétisé  par le premier roman publié à compte d’éditeur, voici un siècle, Jean Barois, sans jamais perdre de vue son ambition capitale : décrire la vie, ses secrets, ses bas-fonds. Cette ambition fut et resta la constante dans les projets littéraires de RMG, Maumort y compris.  Après Jean Barois, elle ramena, en apparence, Martin du Gard à une écriture d’un grand classicisme, du moins pour l’œuvre magistrale, Les Thibault, ainsi que pour ce qui eût pu, achevé, être le couronnement d’une vie de créateur, Maumort.

 
            Aussi, la seconde partie (« Le Journal et la nouvelle image de Martin du Gard ») s’éloignant  des œuvres de fiction, opère une plongée dans le laboratoire polyphonique que représente, en grande partie, le Journal, puisque sont rassemblées dans ces volumes non seulement les notes personnelles de RMG et plusieurs analyses autobiographiques – notamment les aléas de la vie privée -  mais aussi de nombreuses correspondances , souvent croisées, avec les plus proches amis du romancier, que furent, jusqu’en 1914, Marcel de Coppet, Gustave Valmont, et Pierre Margaritis,  et, après 1918, Coppet, presque exclusivement.
 

            Ces correspondances révèlent de nombreux échanges d’idées entre RMG et ses consultants, qu’il s’agisse d’esthétique littéraire ou d’éthique : elles ont donc été longuement étudiées et analysées. Enfin, le Journal servit aussi de banc d’essai   au romancier : il s’y essayait à l’art du portrait, prenant pour modèles certains proches ou certains confrères, ce qui aida hautement RMG à cultiver une incontestable « vis comica » qui affleure régulièrement dans les œuvres de fiction, à travers des personnages qui viennent momentanément interrompre le tissu narratif souvent proche du tragique et détendre le lecteur (ainsi M. Chasles, secrétaire du Père Thibault, et le pasteur Gregory). Ces personnages « secondaires » représentent des « cas » qui, bien souvent, permettent de rejoindre l’être profond de chaque protagoniste.  Il s’agit de « simples » qui sont en fait des « sages », diseurs de vérités.
 

            Martin du Gard, qui s’est beaucoup intéressé à la psychiatrie,  aimait se livrer à des « études de cas ».  Cette alliance de la recherche de l’a-normal à décrire, et de l’extrême soin porté à l’écriture narrative (romanesque ou dramaturgique)  nous a paru la clé de la modernité martinienne,  car  complètement différente du naturalisme « classique »  où la description crue des cas sociaux ou physiques était l’objet même du récit. Il n’en va pas de même chez Martin du Gard, très curieux des êtres, toujours prêt à comprendre et à « compatir », au sens étymologique du terme. Ce « néo-naturalisme » très novateur   affleure partout, et pas seulement dans Les Thibault.  Le théâtre, les nouvelles, et l’inclassable Maumort  achèvent d’illustrer cette esthétique très particulière, qui n’est jamais bien loin d’une éthique, propre à Martin du Gard et qu’il ne faudrait surtout pas confondre avec une quelconque « morale ».
 

            C’est ainsi que la troisième partie (Martin du Gard, novateur et chercheur) a cherché à montrer qu’à travers différents genres littéraires – RMG a toujours voulu creuser au plus profond de la psychologie humaine, sans hésiter à plonger dans l’irrationnel, le pathologique,    le « hors-normes ». Le théâtre, la nouvelle, et cette vraie-fausse autobiographie, à la forme et au genre inclassables, qu’est Maumort confirment aisément ce qui fut presque l’idée fixe de Martin du Gard.  Un Taciturne se voulait une étude de psychologie sexuelle ; des nouvelles peu connues comme Confidence Africaine, et le Genre Motus  (restée inédite)  ainsi que nombre d’esquisses amorcées dans le Journal abordent différentes formes de déviances physiques ou mentales, sans qu’il soit jamais possible de cataloguer ces textes comme purement « naturalistes. 

 
            L’art de Martin du Gard s’exprima au mieux, et bien que l’auteur fût persuadé du contraire, dans Maumort, œuvre certes inachevée, mais qui, contrairement aux Thibault, secoue la passivité du lecteur, l’emmène ici et là dans le sillage des fantasmes, désirs et vies « officielles » de personnages très différents , par les points de vue d’un narrateur/personnage certes unique, mais apte à reconstituer les pensées et obsessions de l’adolescent qu’il fut…alors que le narrateur est septuagénaire.  Œuvre unique en son genre, Maumort comporte en son propre sein quelque micro-nouvelles aux thématiques très hardies et mérite d’être considéré comme un remarquable point d’orgue à une œuvre littéraire considérable et bien plus « moderne, y compris en 2013, qu’on pourrait le croire.

 
            Tel était en effet le véritable objet de cette thèse : démontrer, s’il en était besoin, que Roger Martin du Gard était un auteur résolument moderne, même si sa modestie naturelle lui avait fait croire le contraire !

Aucun commentaire: