mardi 11 décembre 2012

Présence indirecte du prolétariat dans L'Eté 1914


Roger Martin du Gard  parmi les auteurs évoqués à propos de la « littérature prolétarienne » ? Voilà qui ne manquera pas de surprendre. Si l’auteur des Thibault  ne cacha jamais sa sympathie pour un humanisme réputé « de gauche », il ne fut en aucun cas un écrivain « engagé » ; en outre, ses origines, sa formation,  son mode de vie et la plus grande partie de son œuvre le rattachent sans aucun doute  à la culture et à la société les  plus bourgeoises qui soient. Fils d’avoué, gendre d’avocat,  propriétaire d’un manoir dans le Perche, diplômé de l’Ecole des Chartes, Martin du Gard   était le parfait prototype du grand bourgeois cultivé.  

 Alors, pourquoi faire  appel à lui ? Parce que, malgré la brièveté de l’évocation du monde ouvrier dans l’avant-dernier volume,  l’Eté 1914 de son œuvre majeure, Les Thibault, Roger Martin du Gard, à force d’efforts de documentation et d’honnêteté intellectuelle, a su intégrer à sa saga romanesque  un moment de l’histoire du prolétariat  ou, plus exactement, du socialisme européen avant 1914…

La brèche par laquelle s’engouffra  dans Les Thibault  la thématique prolétarienne ne fut ni spontanée.ni préméditée.  Martin du Gard s’était immergé dans ce roman dès 1920, et  avait constitué, en moins d’un an, le plan minutieux d’une intrigue-fleuve  qui devait mener le récit de 1904  aux années 40, à travers la destinée de deux frères d’origine bourgeoise, Antoine et Jacques Thibault soumis depuis toujours  à la tyrannie d’un père riche et  ultra bien-pensant et contre la férule duquel chacun regimbait, suivant des voies très différentes.   Il fallut un accident de voiture, le 1er janvier 1931, des blessures sérieuses, et une longue immobilisation pour que le romancier réfléchît  aux dimensions trop  gigantesques de son roman. D’ailleurs son entourage (qu’il consultait volontiers)  le mettait en garde contre une dérive « feuilletonnesque » de son ouvrage. Il apporta donc au plan initial plusieurs modifications décisives : 1918 serait la date de clôture définitive de sa chronologie. Les deux frères mourraient  à la guerre, le cadet tué en première ligne  dès août 1914 et  l’aîné des suites d’un « gazage »  en  1918 alors qu’initialement Antoine devait vivre bien plus longtemps. Et Jacques - – dans un ultime avatar fictionnel -  au lieu d’être tué  au front, trouverait une mort  héroïque  en déserteur, abattu au cours d’une mission  aérienne pacifiste  consistant à lancer des tracts sur le front, pour inciter  les masses ouvrières mobilisées à fraterniser.  Le pacifisme de Jacques rejoignait celui de Jaurès, dont l’assassinat est, d’ailleurs,  brièvement décrit  dans le roman.  Jaurès était un leader que RMG admirait et dans lequel il voyait – à tort – le seul représentant  de l’idéal socialiste international d’avant la révolution russe.

C’est Jacques Thibault, le plus jeune des deux frères, qui sera le truchement entre les deux univers antagonistes : bourgeoisie et classe ouvrière       Fils de grand bourgeois, Jacques Thibault présente néanmoins un trait caractéristique du « miséreux » : c’est un errant par nature, toujours dépaysé. Le vagabond-poète (Jacques adolescent est l’un et l’autre) est une figure de la contestation sociale, un « gueux de la pensée ». Jacques Thibault, dont on fait la connaissance au début du roman « in medias res », est alors en fugue, entre Paris et Marseille d’où il souhaite partir clandestinement pour l’Afrique. Il a 14 ans.  Son parcours ultérieur sera jalonné d’errances, jusqu’au seuil de l’Eté 14. L’errance et les dons intellectuels sont les deux critères du réfractaire à la fois subversif et idéaliste, et ce n’est pas par hasard qu’un exégète a  vu dans Jacques Thibault un avatar fictif d’Arthur Rimbaud.
          
           Avec la césure de 1931, dont nous avons parlé, RMG crée une rupture de construction complète dans la trame narrative. Le récit  de L’Eté 1914 commence à Genève, Au début de L’Eté 1914, le lecteur comprend rapidement que Jacques est devenu un membre actif de l’Internationale socialiste, et qu’il milite pour la révolution prolétarienne, au sein d’un groupe cosmopolite de jeunes exilés.  Ainsi, l’enfant terrible du premier volume des Thibault s’accomplissait-il en militant révolutionnaire et pacifiste. Bien évidemment, il n’était pas pour autant devenu un prolétaire, si grande que fût sa sympathie pour les déshérités. 

En vérité Jacques, et ses compagnons de militantisme s’illustrent essentiellement par des discours, dialogues, débats  et écrits théoriques qui  l’emportent largement sur  une description concrète de la condition prolétarienne. L’aisance que RMG manifestait pour créer des personnages dans les 4 premiers volumes fait place à un labeur de  tâcheron pour camper des silhouettes issues du peuple des « travailleurs ». Martin du Gard (et son personnage Jacques Thibault) évoquent  le monde ouvrier par une logorrhée doctrinaire  probablement destinée à pallier la méconnaissance réelle du romancier  par rapport au monde du travail. D’ailleurs, par un clin d’œil  moins anodin qu’il n’y parait,  le local où se réunissent les jeunes socialistes révolutionnaires, à Genève, est ironiquement baptisé « La Parlote ». L’Eté 1914  est  presque exclusivement  un roman de la parole théorique et du discours non agissant.

Jacques Thibault est un intellectuel idéaliste.  Un lyrique qui agit et surtout parle en utopiste didactique. Utopiste, car sa vision de la Révolution est fondée sur la croyance dans le progrès de la nature humaine et dans la force collective d’un prolétariat international uni ; didactique, car, même si le lecteur devine qu’il a vécu des aventures dans les milieux les plus interlopes,   lorsqu’il parle de ses expériences – à son frère ou à Jenny, sa « fiancée » -  c’est en témoin,  presque en  enseignant  qui fait un cours : les termes dans lesquels il décrit la classe ouvrière sont très réalistes, et précis, mais c’est un discours qu’il tient à  Jenny, qu’il aime depuis l’adolescence et qui, elle aussi, est issue de la grande bourgeoisie parisienne.  (Eté 1914, coll. Pléiade, p.345). 

En ce qui concerne les figures romanesques issues du prolétariat, force est bien d’avouer qu’elles sont quasiment inexistantes, non seulement dans l’Eté 1914, mais dans l’ensemble des huit volumes du roman.Dans les volumes précédant l’Eté 1914, le prolétariat est totalement absent, à l’exception de deux jeunes Parisiens, orphelins, soignés bénévolement par Antoine et des deux « bonnes » de la famille Thibault. Autant dire que ni les uns ni les autres n’ont de conscience de classe, attachés qu’ils sont par des liens d’affection à leur bienfaiteur, Antoine Thibault qui reprend inconsciemment, le rôle de son père, fondateur d’une institution au nom révélateur d’ « Œuvre de préservation sociale ». Ces faux prolétaires sont plus des personnages illustrant la « charité » des possédants que des individus dotés d’une conscience de classe.

Martin du Gard a mis en scène, dans le volume qui nous occupe, des marginaux et des révoltés qui parlent du prolétariat, se vouent à sa cause sans en être directement  issus. Tout se passe comme si les militants révolutionnaires, auxquels Jacques s’est agrégé à Genève, avaient tous plus ou moins suivi le même itinéraire que le protagoniste. De jeunes bourgeois, en rupture avec leurs familles, ou des aventuriers aux mille métiers, comme le personnage de Quilleuf, pittoresque, certes, mais que l’on ne saurait identifier comme un véritable prolétaire.  Il s’illustre, lui aussi, par un discours haut en couleurs : il y décrit son enfance malheureuse avec une verve pittoresque, certes, mais ce n’en est pas moins un récit a posteriori (Eté 14, p. 43…..). Le seul véritable prolétaire serait le personnage de Mourlan, vieil ouvrier typographe, rédacteur d’une feuille socialiste et pacifiste, mais là encore, c’est un homme d’écrit et de théorie.

Martin du Gard avait une vision purement humaniste du socialisme et de la lutte des classes. De plus, il ne séparait pas cet humanisme d’un pacifisme intégral. Une vision idéaliste et jaurésienne, qui ne correspondait pas  à la réalité historique ; s’en rendant compte, sous les conseils de quelques consultants mieux ancrés dans le monde ouvrier,   il tomba dans l’excès inverse en faisant du personnage de Meynestrel, leader des révolutionnaires regroupés à Genève- un théoricien cynique, en fait un nihiliste désespéré masquant ce désespoir sous un militantisme destructeur : d’ailleurs, lui non plus n’était pas un prolétaire d’origine, mais un ingénieur dans l’aviation, qui pilotera Jacques dans leur vol suicidaire « au dessus de la mêlée », début septembre 1914  . Il est d’ailleurs amusant de noter que ce personnage fut inspiré à RMG par le physique et la gestuelle du jeune André Malraux, que RMG avait rencontré pour la première fois en 1928.

C’est que, pour décrire les milieux prolétariens et les milieux socialistes, Martin du Gard n’avait plus du tout son milieu comme exemple ; et ses  ressources personnelles  se réduisaient à  l’admiration sans nuance pour l’idéalisme de Jaurès, qui met l’accent sur les valeurs morales : et c’est sur cet exemple qu’il a conçu le personnage de Jacques, révolutionnaire incapable de renoncer aux valeurs « humanistes » et donc, pour certains de ses amis, « bourgeoises ». Or, au fur et à mesure qu’il se documentait,  l’esthétique narrative simple qui avait été la sienne (« la simple représentation des êtres : ils marchent, ils respirent, ils parlent, ils sont vrais ») ne pouvait plus fonctionner : la réalité des milieux socialistes et prolétariens se dérobait devant le romancier : il lui fallait imaginer, reconstruire laborieusement un monde qui lui était étranger et que seuls  lui avaient rendu sympathique sa générosité personnelle et l’enthousiasme d’un tribun glorieux. 

Ce travail, il ne pouvait le faire seul : dans sa quête de documentation, il fut largement secondé par  un militant communiste, instituteur de profession, qu’il rencontra à Cassis en 1933 : Marcel Lallemand. Voici le portrait qu’il trace de ce Mentor, dans une lettre à Jean Guéhenno, de décembre 1934, comme un enfant détenteur d’un trésor venu d’une autre planète : « J’ai depuis 2 ans un ami communiste : Marcel Lallemand. Retenez ce nom. L’homme est un admirable possédé. Communiste de fait, d’action, dès avant la guerre (pendant laquelle il a plusieurs fois risqué sa  peau, pas pour la patrie, pour la Cause…) Il est instituteur. L’autodidacte  type, sans école, sans diplôme… »
 
C’est Marcel Lallemand, peint ainsi comme une sorte d’extra terrestre aux grandes capacités intellectuelles qui fut la principale source de renseignements de RMG sur le milieu ouvrier et la doctrine socialiste de l’immédiat avant-guerre. Et c’est à ce même  Lallemand que RMG avouait en 1936, alors que l’Eté 14 était presque achevé : «  Je traite un sujet auquel je n’entends rien, auquel je n’entendrai jamais rien, à moins de revivre une seconde vie dans la peau d’un révolutionnaire ou d’un prolétaire. J’ai commis la faute majeure, impardonnable : vouloir parler de ce qu’on ne sait pas, de ce qui ne s’apprend pas. » 

            En 1992 et 1993, parurent les 3 volumes du Journal de RMG, trois gros volumes, dont la rédaction s’étale entre 1896 et 1958,  très riches en nouveaux apports sur « l’homme et l’œuvre », comme on dit. On y chercherait en vain  une analyse en profondeur d’une œuvre ressortissant à la littérature prolétarienne. Les auteurs  s’y rattachant n’y sont qu’exceptionnellement et fugitivement mentionnés. Pourtant, ce journal est, la principale source d’informations sur les lectures de RMG, sur ce qu’il pensait de la littérature et du théâtre contemporains, de ses confrères, de leur art, de leurs engagements.  Or, il n’y est pratiquement jamais question d’auteurs comme Henri Barbusse ou Henri Poulaille à la génération desquels il appartenait, cadet de l’un et aîné de l’autre d’une dizaine d’années.  De même, sa très abondante correspondance (10 volumes publiés à ce jour) ne fait pas apparaître d’interlocuteur lié de près à la littérature prolétarienne, à l’exception notable d’Eugène Dabit ; RMG entretint, entre 1927 et 1936 (année de la mort de Dabit)  une abondante correspondance avec l’auteur de  L’Hôtel du Nord,  qui appartenait au courant de la « littérature prolétarienne », défini par Henri Poulaille dans les années 30. Cette correspondance dura jusqu’à la mort de Dabit, en 1936, mais il y était beaucoup plus question  d’esthétique romanesque et de questions éditoriales que  de  problèmes  sociaux ou politiques.  RMG, dont la fidélité en amitié était proverbiale,  se souciait peu des origines et des engagements de ses amis.

Pourtant, au retour de la guerre, qu’il avait faite courageusement mais au prix de terribles souffrances morales, RMG croyait,  comme beaucoup, que la  toute jeune révolution russe allait à la fois régler la question sociale et instaurer la paix universelle pour le plus grand bien  des masses laborieuses. C’est ainsi  qu’en août 1919, il déclare à son jeune cousin Maurice Martin du Gard, qui consignera plus tard le propos dans ses Mémorables : « C’est magnifique, ce que nous allons vivre. Cet après guerre ! Quel renouveau ! Le vent souffle de l’Est, il apporte la Liberté ! » Cet enthousiasme lui est de toute évidence transmis par la Révolution d’octobre. Il fut loin d’être le seul intellectuel à croire, quelque temps, aux « lendemains qui chantent », mais, contrairement à Gide, dont il fut l’ami et le correspondant de 1913 à 1951 (année de la mort de Gide)  il n’alla jamais jusqu’à l’adhésion au Parti communiste. Ni à aucun autre. Il  déplora d’ailleurs l’engouement  de son illustre ami pour le marxisme, sentant bien que la présence de cet intellectuel  brillant et primesautier détonait au sein de la classe ouvrière : la photo de Gide, point levé, au premier rang d’une manifestation au temps du Front populaire, fut ainsi commentée par RMG : « Une bien belle photo, mais la photo même du contresens. » On appréciera , à ce sujet, l’ironie cinglante de l’ « alter ego » de RMG , Marcel de Coppet, son ami de jeunesse et futur gendre, qui, en 1922, lui écrit : « Alors, soyons donc bolchevistes, préparons la guerre moderne, non pas la guerre surannée d’Etat à Etat, mais la bonne guerre sociale, de classe à classe où les gueux qui n’ont rien feront appel à la force pour déposséder ceux qui possèdent…Quelle figure feras-tu dans cette société nouvelle, toi, capitaliste et artiste, où il n y aura place ni pour les riches ni pour les intellectuels ? Tu tendras le dos pour laisser tondre ta laine. Vas-y, pauvre couillon, on dirait que le dos te démange….. Je m’échauffe, cher vieux, mais tes rêveries me tapent horriblement sur les nerfs. Décidément, il vaut mieux que nous ne parlions pas politique. (Journal, t.2, p.1245)….

Malgré cet avertissement ironique, Martin du Gard conserva cette sympathie instinctive (même si elle resta théorique et littéraire) pour la classe ouvrière des villes,  en laquelle il voyait l’avenir de la France – il crut au Front populaire-  tandis qu’il n’avait que répulsion pour la  mentalité des paysans, pauvres ou aisés, férocement décrits dans un bref recueil composé en 1932 : Vieille France. Ce recueil de « croquis villageois » était pour son auteur l’antithèse d’une future « Jeune France » à écrire,  description de la puissance en marche de la classe ouvrière  urbaine, dont il aurait voulu décrire l’ascension et l’espoir qu’elle représentait…Dans son esprit, Martin du Gard prenait parti pour Billancourt contre la Corrèze…
 
           Mais l’on n’échappe pas si facilement à ses racines. « Jeune France » ne verra jamais  le jour. Et la dernière œuvre, inachevée et posthume de Martin du Gard sera fondée sur l’artifice  suivant : les mémoires fictifs d’un vieil officier issu de la noblesse,  certes atypique par ses opinions républicaines, dreyfusardes et agnostiques, mais irréductible aristocrate de la pensée : les Souvenirs du Lieutenant Colonel de Maumort. Tout s’est donc passé comme si le déterminisme social et idéologique de sa naissance avait pesé toute la vie sur notre romancier, et que son œuvre entière eût été un exorcisme purement intellectuel pour se libérer de ce déterminisme, sans qu’il pût échapper à la tentation de revenir à ce qu’il connaissait le mieux : la haute bourgeoisie.

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