Roger Martin
du Gard parmi les auteurs évoqués à
propos de la « littérature prolétarienne » ? Voilà qui ne manquera pas de
surprendre. Si l’auteur des Thibault ne
cacha jamais sa sympathie pour un humanisme réputé « de gauche », il ne fut en
aucun cas un écrivain « engagé » ; en outre, ses origines, sa formation, son mode de vie et la plus grande partie de
son œuvre le rattachent sans aucun doute
à la culture et à la société les
plus bourgeoises qui soient. Fils d’avoué, gendre d’avocat, propriétaire d’un manoir dans le Perche,
diplômé de l’Ecole des Chartes, Martin du Gard
était le parfait prototype du grand bourgeois cultivé.
Alors,
pourquoi faire appel à lui ? Parce que,
malgré la brièveté de l’évocation du monde ouvrier dans l’avant-dernier
volume, l’Eté 1914 de son œuvre majeure,
Les Thibault, Roger Martin du Gard, à force d’efforts de documentation et
d’honnêteté intellectuelle, a su intégrer à sa saga romanesque un moment de l’histoire du prolétariat ou, plus exactement, du socialisme européen
avant 1914…
La brèche par
laquelle s’engouffra dans Les
Thibault la thématique prolétarienne ne
fut ni spontanée.ni préméditée. Martin
du Gard s’était immergé dans ce roman dès 1920, et avait constitué, en moins d’un an, le plan
minutieux d’une intrigue-fleuve qui
devait mener le récit de 1904 aux années
40, à travers la destinée de deux frères d’origine bourgeoise, Antoine et
Jacques Thibault soumis depuis toujours
à la tyrannie d’un père riche et
ultra bien-pensant et contre la férule duquel chacun regimbait, suivant
des voies très différentes. Il fallut
un accident de voiture, le 1er janvier 1931, des blessures sérieuses, et une
longue immobilisation pour que le romancier réfléchît aux dimensions trop gigantesques de son roman. D’ailleurs son
entourage (qu’il consultait volontiers)
le mettait en garde contre une dérive « feuilletonnesque » de son
ouvrage. Il apporta donc au plan initial plusieurs modifications décisives :
1918 serait la date de clôture définitive de sa chronologie. Les deux frères
mourraient à la guerre, le cadet tué en
première ligne dès août 1914 et l’aîné des suites d’un « gazage » en
1918 alors qu’initialement Antoine devait vivre bien plus longtemps. Et
Jacques - – dans un ultime avatar fictionnel -
au lieu d’être tué au front,
trouverait une mort héroïque en déserteur, abattu au cours d’une
mission aérienne pacifiste consistant à lancer des tracts sur le front,
pour inciter les masses ouvrières mobilisées
à fraterniser. Le pacifisme de Jacques
rejoignait celui de Jaurès, dont l’assassinat est, d’ailleurs, brièvement décrit dans le roman. Jaurès était un leader que RMG admirait et
dans lequel il voyait – à tort – le seul représentant de l’idéal socialiste international d’avant
la révolution russe.
C’est Jacques
Thibault, le plus jeune des deux frères, qui sera le truchement entre les deux
univers antagonistes : bourgeoisie et classe ouvrière Fils de grand bourgeois, Jacques Thibault présente néanmoins
un trait caractéristique du « miséreux » : c’est un errant par nature, toujours
dépaysé. Le vagabond-poète (Jacques adolescent est l’un et l’autre) est une
figure de la contestation sociale, un « gueux de la pensée ». Jacques Thibault,
dont on fait la connaissance au début du roman « in medias res », est alors en
fugue, entre Paris et Marseille d’où il souhaite partir clandestinement pour
l’Afrique. Il a 14 ans. Son parcours
ultérieur sera jalonné d’errances, jusqu’au seuil de l’Eté 14. L’errance et les
dons intellectuels sont les deux critères du réfractaire à la fois subversif et
idéaliste, et ce n’est pas par hasard qu’un exégète a vu dans Jacques Thibault un avatar fictif
d’Arthur Rimbaud.
Avec la césure de 1931, dont nous avons parlé, RMG crée une rupture de construction complète dans la trame narrative. Le récit de L’Eté 1914 commence à Genève, Au début de L’Eté 1914, le lecteur comprend rapidement que Jacques est devenu un membre actif de l’Internationale socialiste, et qu’il milite pour la révolution prolétarienne, au sein d’un groupe cosmopolite de jeunes exilés. Ainsi, l’enfant terrible du premier volume des Thibault s’accomplissait-il en militant révolutionnaire et pacifiste. Bien évidemment, il n’était pas pour autant devenu un prolétaire, si grande que fût sa sympathie pour les déshérités.
En vérité
Jacques, et ses compagnons de militantisme s’illustrent essentiellement par des
discours, dialogues, débats et écrits
théoriques qui l’emportent largement sur une description concrète de la condition
prolétarienne. L’aisance que RMG manifestait pour créer des personnages dans
les 4 premiers volumes fait place à un labeur de tâcheron pour camper des silhouettes issues
du peuple des « travailleurs ». Martin du Gard (et son personnage Jacques
Thibault) évoquent le monde ouvrier par
une logorrhée doctrinaire probablement
destinée à pallier la méconnaissance réelle du romancier par rapport au monde du travail. D’ailleurs,
par un clin d’œil moins anodin qu’il n’y
parait, le local où se réunissent les
jeunes socialistes révolutionnaires, à Genève, est ironiquement baptisé « La
Parlote ». L’Eté 1914 est presque exclusivement un roman de la parole théorique et du
discours non agissant.
Jacques
Thibault est un intellectuel idéaliste.
Un lyrique qui agit et surtout parle en utopiste didactique. Utopiste,
car sa vision de la Révolution est fondée sur la croyance dans le progrès de la
nature humaine et dans la force collective d’un prolétariat international uni ;
didactique, car, même si le lecteur devine qu’il a vécu des aventures dans les
milieux les plus interlopes, lorsqu’il
parle de ses expériences – à son frère ou à Jenny, sa « fiancée » - c’est en témoin, presque en
enseignant qui fait un cours :
les termes dans lesquels il décrit la classe ouvrière sont très réalistes, et
précis, mais c’est un discours qu’il tient à
Jenny, qu’il aime depuis l’adolescence et qui, elle aussi, est issue de
la grande bourgeoisie parisienne. (Eté
1914, coll. Pléiade, p.345).
En ce qui
concerne les figures romanesques issues du prolétariat, force est bien d’avouer
qu’elles sont quasiment inexistantes, non seulement dans l’Eté 1914, mais dans
l’ensemble des huit volumes du roman.Dans les volumes précédant l’Eté 1914, le
prolétariat est totalement absent, à l’exception de deux jeunes Parisiens,
orphelins, soignés bénévolement par Antoine et des deux « bonnes » de la
famille Thibault. Autant dire que ni les uns ni les autres n’ont de conscience
de classe, attachés qu’ils sont par des liens d’affection à leur bienfaiteur,
Antoine Thibault qui reprend inconsciemment, le rôle de son père, fondateur
d’une institution au nom révélateur d’ « Œuvre de préservation sociale ». Ces
faux prolétaires sont plus des personnages illustrant la « charité » des
possédants que des individus dotés d’une conscience de classe.
Martin du Gard
a mis en scène, dans le volume qui nous occupe, des marginaux et des révoltés
qui parlent du prolétariat, se vouent à sa cause sans en être directement issus. Tout se passe comme si les militants
révolutionnaires, auxquels Jacques s’est agrégé à Genève, avaient tous plus ou
moins suivi le même itinéraire que le protagoniste. De jeunes bourgeois, en
rupture avec leurs familles, ou des aventuriers aux mille métiers, comme le
personnage de Quilleuf, pittoresque, certes, mais que l’on ne saurait
identifier comme un véritable prolétaire.
Il s’illustre, lui aussi, par un discours haut en couleurs : il y décrit
son enfance malheureuse avec une verve pittoresque, certes, mais ce n’en est
pas moins un récit a posteriori (Eté 14, p. 43…..). Le seul véritable
prolétaire serait le personnage de Mourlan, vieil ouvrier typographe, rédacteur
d’une feuille socialiste et pacifiste, mais là encore, c’est un homme d’écrit
et de théorie.
Martin du Gard
avait une vision purement humaniste du socialisme et de la lutte des classes.
De plus, il ne séparait pas cet humanisme d’un pacifisme intégral. Une vision
idéaliste et jaurésienne, qui ne correspondait pas à la réalité historique ; s’en rendant
compte, sous les conseils de quelques consultants mieux ancrés dans le monde
ouvrier, il tomba dans l’excès inverse
en faisant du personnage de Meynestrel, leader des révolutionnaires regroupés à
Genève- un théoricien cynique, en fait un nihiliste désespéré masquant ce désespoir
sous un militantisme destructeur : d’ailleurs, lui non plus n’était pas un
prolétaire d’origine, mais un ingénieur dans l’aviation, qui pilotera Jacques
dans leur vol suicidaire « au dessus de la mêlée », début septembre 1914 . Il est d’ailleurs amusant de noter que ce
personnage fut inspiré à RMG par le physique et la gestuelle du jeune André
Malraux, que RMG avait rencontré pour la première fois en 1928.
C’est que,
pour décrire les milieux prolétariens et les milieux socialistes, Martin du
Gard n’avait plus du tout son milieu comme exemple ; et ses ressources personnelles se réduisaient à l’admiration sans nuance pour l’idéalisme de
Jaurès, qui met l’accent sur les valeurs morales : et c’est sur cet exemple
qu’il a conçu le personnage de Jacques, révolutionnaire incapable de renoncer
aux valeurs « humanistes » et donc, pour certains de ses amis, « bourgeoises ».
Or, au fur et à mesure qu’il se documentait,
l’esthétique narrative simple qui avait été la sienne (« la simple
représentation des êtres : ils marchent, ils respirent, ils parlent, ils sont
vrais ») ne pouvait plus fonctionner : la réalité des milieux socialistes et
prolétariens se dérobait devant le romancier : il lui fallait imaginer,
reconstruire laborieusement un monde qui lui était étranger et que seuls lui avaient rendu sympathique sa générosité
personnelle et l’enthousiasme d’un tribun glorieux.
Ce travail, il
ne pouvait le faire seul : dans sa quête de documentation, il fut largement
secondé par un militant communiste,
instituteur de profession, qu’il rencontra à Cassis en 1933 : Marcel Lallemand.
Voici le portrait qu’il trace de ce Mentor, dans une lettre à Jean Guéhenno, de
décembre 1934, comme un enfant détenteur d’un trésor venu d’une autre planète :
« J’ai depuis 2 ans un ami communiste : Marcel Lallemand. Retenez ce nom.
L’homme est un admirable possédé. Communiste de fait, d’action, dès avant la
guerre (pendant laquelle il a plusieurs fois risqué sa peau, pas pour la patrie, pour la Cause…) Il
est instituteur. L’autodidacte type,
sans école, sans diplôme… »
C’est Marcel
Lallemand, peint ainsi comme une sorte d’extra terrestre aux grandes capacités
intellectuelles qui fut la principale source de renseignements de RMG sur le
milieu ouvrier et la doctrine socialiste de l’immédiat avant-guerre. Et c’est à
ce même Lallemand que RMG avouait en
1936, alors que l’Eté 14 était presque achevé : « Je traite un sujet auquel je n’entends rien,
auquel je n’entendrai jamais rien, à moins de revivre une seconde vie dans la
peau d’un révolutionnaire ou d’un prolétaire. J’ai commis la faute majeure,
impardonnable : vouloir parler de ce qu’on ne sait pas, de ce qui ne s’apprend
pas. »
En 1992 et 1993, parurent les 3
volumes du Journal de RMG, trois gros volumes, dont la rédaction s’étale entre
1896 et 1958, très riches en nouveaux
apports sur « l’homme et l’œuvre », comme on dit. On y chercherait en vain une analyse en profondeur d’une œuvre
ressortissant à la littérature prolétarienne. Les auteurs s’y rattachant n’y sont qu’exceptionnellement
et fugitivement mentionnés. Pourtant, ce journal est, la principale source
d’informations sur les lectures de RMG, sur ce qu’il pensait de la littérature
et du théâtre contemporains, de ses confrères, de leur art, de leurs
engagements. Or, il n’y est pratiquement
jamais question d’auteurs comme Henri Barbusse ou Henri Poulaille à la
génération desquels il appartenait, cadet de l’un et aîné de l’autre d’une
dizaine d’années. De même, sa très
abondante correspondance (10 volumes publiés à ce jour) ne fait pas apparaître
d’interlocuteur lié de près à la littérature prolétarienne, à l’exception
notable d’Eugène Dabit ; RMG entretint, entre 1927 et 1936 (année de la mort de
Dabit) une abondante correspondance avec
l’auteur de L’Hôtel du Nord, qui appartenait au courant de la «
littérature prolétarienne », défini par Henri Poulaille dans les années 30.
Cette correspondance dura jusqu’à la mort de Dabit, en 1936, mais il y était
beaucoup plus question d’esthétique
romanesque et de questions éditoriales que
de problèmes sociaux ou politiques. RMG, dont la fidélité en amitié était
proverbiale, se souciait peu des
origines et des engagements de ses amis.
Pourtant, au
retour de la guerre, qu’il avait faite courageusement mais au prix de terribles
souffrances morales, RMG croyait, comme
beaucoup, que la toute jeune révolution
russe allait à la fois régler la question sociale et instaurer la paix
universelle pour le plus grand bien des
masses laborieuses. C’est ainsi qu’en
août 1919, il déclare à son jeune cousin Maurice Martin du Gard, qui consignera
plus tard le propos dans ses Mémorables : « C’est magnifique, ce que nous
allons vivre. Cet après guerre ! Quel renouveau ! Le vent souffle de l’Est, il
apporte la Liberté ! » Cet enthousiasme lui est de toute évidence transmis par
la Révolution d’octobre. Il fut loin d’être le seul intellectuel à croire,
quelque temps, aux « lendemains qui chantent », mais, contrairement à Gide,
dont il fut l’ami et le correspondant de 1913 à 1951 (année de la mort de
Gide) il n’alla jamais jusqu’à
l’adhésion au Parti communiste. Ni à aucun autre. Il déplora d’ailleurs l’engouement de son illustre ami pour le marxisme, sentant
bien que la présence de cet intellectuel
brillant et primesautier détonait au sein de la classe ouvrière : la
photo de Gide, point levé, au premier rang d’une manifestation au temps du
Front populaire, fut ainsi commentée par RMG : « Une bien belle photo, mais la
photo même du contresens. » On appréciera , à ce sujet, l’ironie cinglante de l’
« alter ego » de RMG , Marcel de Coppet, son ami de jeunesse et futur gendre,
qui, en 1922, lui écrit : « Alors, soyons donc bolchevistes, préparons la
guerre moderne, non pas la guerre surannée d’Etat à Etat, mais la bonne guerre
sociale, de classe à classe où les gueux qui n’ont rien feront appel à la force
pour déposséder ceux qui possèdent…Quelle figure feras-tu dans cette société
nouvelle, toi, capitaliste et artiste, où il n y aura place ni pour les riches
ni pour les intellectuels ? Tu tendras le dos pour laisser tondre ta laine.
Vas-y, pauvre couillon, on dirait que le dos te démange….. Je m’échauffe, cher
vieux, mais tes rêveries me tapent horriblement sur les nerfs. Décidément, il
vaut mieux que nous ne parlions pas politique. (Journal, t.2, p.1245)….
Malgré cet
avertissement ironique, Martin du Gard conserva cette sympathie instinctive
(même si elle resta théorique et littéraire) pour la classe ouvrière des
villes, en laquelle il voyait l’avenir
de la France – il crut au Front populaire-
tandis qu’il n’avait que répulsion pour la mentalité des paysans, pauvres ou aisés,
férocement décrits dans un bref recueil composé en 1932 : Vieille France. Ce
recueil de « croquis villageois » était pour son auteur l’antithèse d’une
future « Jeune France » à écrire,
description de la puissance en marche de la classe ouvrière urbaine, dont il aurait voulu décrire
l’ascension et l’espoir qu’elle représentait…Dans son esprit, Martin du Gard
prenait parti pour Billancourt contre la Corrèze…
Mais l’on n’échappe pas si facilement à ses racines. « Jeune France » ne verra jamais le jour. Et la dernière œuvre, inachevée et posthume de Martin du Gard sera fondée sur l’artifice suivant : les mémoires fictifs d’un vieil officier issu de la noblesse, certes atypique par ses opinions républicaines, dreyfusardes et agnostiques, mais irréductible aristocrate de la pensée : les Souvenirs du Lieutenant Colonel de Maumort. Tout s’est donc passé comme si le déterminisme social et idéologique de sa naissance avait pesé toute la vie sur notre romancier, et que son œuvre entière eût été un exorcisme purement intellectuel pour se libérer de ce déterminisme, sans qu’il pût échapper à la tentation de revenir à ce qu’il connaissait le mieux : la haute bourgeoisie.
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