" Quand ces lignes paraîtront, plus de trois années se seront écoulées depuis la mort de Roger Martin du Gard, survenue le 23 août 1958 dans sa propriété du Tertre, à Bellême. Prolonger davantage le silence gardé jusqu'à présent sur sa personne par l'organe de la communauté chartiste aurait quelque chose d'insolite qui ressemblerait à de l'inconscience. Ce serait en même temps une ingratitude. On en jugera par ce qui suit.
En 1957, Roger Martin du Gard offrait à l'École des chartes les deux élégants volumes de la Bibliothèque de la Pléiade qui contiennent ses Œuvres complètes.
Sur le feuillet de garde, il avait écrit ceci : « A la bibliothèque de l'École des Chartes, je demande d'accueillir — fût-ce dans son « Enfer » — ces deux petits volumes d'une œuvre évidemment très profane... J'aimerais pouvoir penser que, de temps à autre, l'un de mes jeunes successeurs (au hasard de ses découvertes dans ces rayons auxquels je dois tant d'heures enrichissantes de ma jeunesse) aura l'occasion de lire les pages XLVII, XLVIII et XLIX de mes Souvenirs, — bref témoignage de l'attachement plein de gratitude que j'ai toujours porté, très fidèlement, à notre École. Un chartiste « qui n'a pas bien tourné » Roger Martin du Gard Janvier 57 »
[Et en note :] « Aurais-je pu écrire La Gonfle [II, p. 1164], si je n'avais pas eu la chance de suivre les leçons de Gaston Paris (sic) et le cours savoureux de Paul Mayer (sic)? »
En effet, p. XLVII-XLIX des Souvenirs, notre illustre confrère raconte comment, après un échec à la licence en juillet 1900, il avait « cédé à une tentation subite » et passé ses quatre mois de vacances à travailler « d'arrache-pied » pour se mettre en état de passer en octobre le concours d'entrée à l'École des Chartes. (Vérification faite c'est par arrêté du novembre 1900 que Roger Martin du Gard été nommé élève de l'Ecole des Chartes et non en 1899 comme le laisse entendre l'index chronologique placé en tête de ses oeuvres complètes XXXIII). Après avoir rendu grâces à l'École de lui avoir donné le sens et le goût de l'histoire, il ajoute :
« En outre...,j 'y ai été soumis à une certaine méthode de travail, à une certaine discipline intellectuelle et morale, qui me sont devenues une seconde nature. J'ai appris, non seulement à respecter, mais à considérer comme indispensable, pour accomplir une œuvre digne de confiance et d'estime, la rigueur qu'appliquaient à leurs recherches ces historiens impartiaux, qui ne se seraient pas permis la plus petite affirmation sans s'être livrés au préalable à une documentation méticuleuse. Je ne m'étais jamais intéressé aux sciences, je n'avais jamais approché de savants ; ce sont les maîtres que j'ai fréquentés aux Chartes qui m'ont révélé ce que sont, chez un chercheur scrupuleux, la conscience scientifique et les exigences de l'honneur professionnel... Un tel contact m'a pour toujours marqué. Je dois à leur exemple de m'être perpétuellement défié des besognes impromptues. Par un fétichisme peut- être excessif de l'exactitude..., avant d'entreprendre un nouveau livre, je me suis toujours astreint à rassembler le plus de renseignements possible, à accumuler notes et fiches, afin de réduire au minimum les risques d'erreur et de me prémunir contre les entraînements de l'improvisation. Le soin maniaque avec lequel j'ai préparé certains de mes romans, ou du moins certaines de leurs parties, n'est pas, toutes proportions gardées, sans rappeler l'application du chartiste aux prises avec un ouvrage d'érudition... »
Ces lignes valaient, croyons-nous, la peine d'être transcrites, encore que, cédant au penchant de sa nature qui le portait toujours à se reconnaître débiteur envers autrui, Roger Martin du Gard ait peut-être exagéré l'importance de sa dette et conviendrait-il davantage de parler de dispositions naturelles dont l'atmosphère chartiste permit au jeune étudiant de prendre mieux conscience et favorisa l'épanouissement. Toujours est-il que la confidence est celle d'un orfèvre, et d'un orfèvre qui prenait sa tâche au sérieux. La preuve en est administrée par la très consciencieuse, très complète et très technique monographie qu'il dédia en 1909 à son maître, Eugène Lefèvre-Pontalis, en témoignage de sa respectueuse gratitude, L'abbaye de Jumièges... Étude archéologique des ruines. Enrichie de 22 planches hors texte et de 50 photographies, elle est l'œuvre à la fois d'un archéologue averti et d'un homme de goût, sensible aux évocations du passé et à la poésie des choses. C'était, probablement quelque peu remaniée, la thèse qui lui avait valu en 1906 le diplôme d'archiviste paléographe. Les moyens que sa situation de fils de famille mettait à sa disposition lui avaient permis d'entreprendre une campagne de fouilles et de retrouver en plusieurs endroits « les fondations des parties disparues des églises et des bâtiments claustraux ».
II ne nous appartient pas de retracer les étapes d'une carrière littéraire couronnée par la plus haute récompense aujourd'hui imaginable. Dans les années qui ont précédé la mort de Roger Martin du Gard, le signataire de ces lignes avait suggéré qu'une démarche fût faite auprès de lui pour qu'il voulût bien accepter la présidence de notre Société. La notoriété de l'écrivain, la qualité de son comportement, l'humanité de son œuvre l'auraient ennoblie, comme elles honorent, quelque différentes que puissent être leurs options devant les problèmes essentiels, tous ceux que le lauréat du prix Nobel regardait comme ses confrères. " G. T.
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